Lexmag Numéro 6 spécial été - Magazine - Page 32
des recherches à un stagiaire ou à un élève avocat,
c’est donnant-donnant. Il apprend, et nous, on
béné昀椀cie de son travail.
L’IA remettrait donc en cause ces deux
dimensions ?
Oui. D’une part, pourquoi un cabinet recruteraitil encore un stagiaire si l’IA peut produire des
recherches juridiques en quelques secondes ? Et
d’autre part, comment continuer à former les futurs
professionnels si on saute l’étape de l’apprentissage
progressif ? Ce que je redoute, c’est l’horizontalité
généralisée. Dans une approche égalitaire, la
verticalité peut avoir ses inconvénients, mais elle
reconnaît l’expertise et l’expérience. Aujourd’hui,
certains jeunes confrères — je suis encore dans
cette catégorie, même après dix ans d’exercice
— peuvent penser que l’accès à l’information
remplace l’apprentissage par l’expérience.
Et cette impression d’équivalence est
dangereuse ?
Oui, elle casse le rapport à l’ancienneté. C’est
d’autant plus déstabilisant pour les générations
proches de la retraite. Elles se retrouvent face
à des jeunes qui ont accès à tout, tout de suite.
Du coup, il faut se distinguer autrement que par
la maîtrise du droit ou de la procédure. Et ça,
c’est regrettable. On a beaucoup à apprendre de
l’expérience. Le risque, c’est une déperdition.
Mais ne pensez-vous pas qu’il pourrait y avoir
une régulation naturelle ? Comme dans certains
mouvements sociaux où il y a une explosion, puis
une forme de rééquilibrage ? Ou au contraire,
vous pensez qu’il n’y aura pas de retour en arrière
possible ?
Je pense que le retour en arrière sera
extrêmement di昀케cile. L’histoire des technologies
montre qu’une fois qu’elles sont intégrées, elles ne
disparaissent pas.
Peut-être faut-il que ça « explose », pour qu’on
prenne conscience de ce qui ne va pas. C’est
ce qui permettrait d’assainir les dérives d'une
mauvaise utilisation. Même si ce serait mieux
d’anticiper…
C’est très intéressant, et je vous remercie pour
cet échange. Justement, il y avait un article dans
« Libération », c’est glaçant. Aux États-Unis, une
affaire où une personne, décédée dans un accident,
a été « ressuscitée » numériquement à l’audience
pour pardonner à son auteur. Et le juge a trouvé
cela enthousiasmant. Il y a une différence culturelle
bien sûr, notamment sur la question du pardon
aux États-Unis. Mais cela montre à quel point
l’arti昀椀cialisation de l’humain peut être acceptée.
En 2023, une juge colombienne a reconnu avoir
utilisé l’IA pour « s’assister », Comme si l’IA
devenait un conseiller, un soutien. On l’utilise
parfois comme un psy. Est-ce que, 昀椀nalement,
ce n’est pas à nous de reprendre la main ?
Justement. Ce qui me frappe, c’est que l’IA touche
à l’arti昀椀cialisation de la pensée, du fond et de la
forme. Ce n’est pas comme un ordinateur ou une
calculatrice. Là, on parle d’un outil qui formule
pour nous. On a dit, à l’époque, que l’ordinateur
ne remplacerait pas l’écrit manuscrit. Il l’a fait.
Aujourd’hui, qui écrit encore des lettres à la main ?
Qui fait du calcul mental ?
Donc il n’y aura pas de remise en question ?
Non. Et je pense que contrairement à une
calculatrice, ou un ordinateur, l’IA n’est pas un
progrès en soi pour notre profession. Dans certains
domaines scienti昀椀ques, oui. Mais en droit ? Quel
est le progrès ? On risque l’homogénéisation de la
pensée, de l’argumentation. Même la satisfaction
personnelle du travail accompli disparaît.
Il n’y a plus l’effort, plus la rigueur ?
Exactement. Et donc, on perd en autonomie.
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