LexMag 7 - Magazine - Page 8
« Docteur, je ne suis pas venu pour m’allonger,
parce que vous comprenez, la Justice, ça ne
s’allonge pas. Elle reste debout. C’est important les symboles. On se tient droit, on garde
la toge rouge et la dragée haute, parce qu’il
faut bien que quelqu’un donne l’impression
que le temps ne passe pas. La Justice, c’est
comme une vieille horloge, elle sonne toujours midi, même quand tout le monde sait
qu’il est deux heures et demie.
Mais voilà, docteur, j’ai un petit souci : l’avocat
en face, il aime les journaux, les micros, les
caméras… moi je fais semblant de mépriser
tout ça. Je dis que ça parasite, que ça pollue
la sérénité des débats, que Montesquieu
n’aurait jamais supporté ce quatrième pouvoir venu s’asseoir au banc des assises.
Mais en vérité… j’ai ma petite faiblesse.
Le soir, quand je rentre, j’ouvre le journal.
Et j’aime bien voir mon nom imprimé, même
tout petit. Ça me rassure. Comme un enfant
qui regarde son dessin accroché au frigo.
J’ai l’air sévère, mais je suis content quand
on dit : « Le Président a rappelé avec fermeté… » ou « Le Président a tenu la barre
des débats… » C’est bête, mais ça me donne
l’impression qu’on m’a entendu.
Quand un procès sort de ma salle d’audience
pour se retrouver dans Le Monde, je sens
que j’existe un peu autrement que comme un
vieux monsieur qui lit le Code à voix haute.
J’y trouve une espèce de contre-pouvoir, à
moi aussi : je peux rappeler, par presse interposée, que la Justice n’est pas un cirque, que
nous ne sommes pas des marionnettes du
pathos. Alors parfois, docteur, je sou昀툀e une
petite phrase, bien choisie, aux journalistes.
Pas directement, non. Mais vous savez comment ça marche, les « pas perdus ».
C’est drôle, ce jeu. Je fais semblant de protéger le sacré, l’intemporel, mais je sais très bien
que la Justice sans médias, aujourd’hui, c’est
un sermon sans 昀椀dèle. Elle resterait là-haut,
toute seule, sur son estrade, à parler latin à des
murs trop épais. Alors oui, j’utilise la presse,
mais en contrepoint. Eux, les avocats font du
clair-obscur, moi je rajoute un peu d’ombre
pour que l’image paraisse équilibrée.
Vous voyez le paradoxe, docteur ?
Je sermonne l’avocat quand il plaide
pour les caméras, mais au fond je
fais pareil. Lui, il fait entrer le peuple
par la grande porte du sensationnel,
moi je fais entrer le peuple par la
petite fenêtre du rappel à l’ordre.
Lui, il séduit, moi j’alerte. Et tous les
deux, nous 昀椀nissons dans le journal
du lendemain, chacun dans son
rôle. »
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